Interview de l’homme d’affaire soudanais dont la fondation vient de publier son Indice
L’Indice Ibrahim 2010, publié lundi, montre à la fois des avancées et des reculs dans la qualité de la gouvernance africaine entre 2004-2005 et 2008-2009. Les performances de cette gouvernance
s’améliorent dans les domaines du développement économique et du développement humain, mais souffrent d’un recul démocratique. C’est, en substance, l’évolution que met en lumière cet Indice créé
par la fondation de l’homme d’affaire soudanais Mo Ibrahim, qui demeure optimiste quant à l’avenir du continent.
Le classement Mo Ibrahim 2010, établi en fonction de la prestation des biens et des services publics délivrés aux citoyens, ne présente pas de gros changements par rapport à l’année dernière.
Dans l’ensemble, il met en avant une amélioration des performances en termes de gouvernance dans les domaines du développement humain et économique notamment en Angola, au Liberia et au Togo,
alors que la démocratie recule. Le trio de tête est composé de l’Ile Maurice, des Seychelles et du Botswana, alors que la Somalie reste en queue de classement. A l’origine de ce classement
annuel, la Fondation créée en 2006 le milliardaire soudanais Mo Ibrahim. Il s’est entretenu avec Oumarou Barry, rédacteur en chef de l’émission télévisée Initiative Africa (People TV).
Initiative Africa : L’Indice Ibrahim 2010 de la gouvernance africaine vient tout juste d’être publié. Cet indice, qu’est-il exactement ?
Mo Ibrahim : Avec cet indice, nous essayons de quantifier et de mesurer les progrès de l’Afrique. Pour cela, nous avons établi 88 paramètres de bonne gouvernance. La gouvernance
peut être mesurée, ce n’est pas une idée floue. La bonne gouvernance, c’est un ensemble de « produits » qu’un gouvernement doit livrer à sa population. Ces « produits »
concernent l’économie, les infrastructures, la santé, l’éducation, la transparence, l’état de droit, la sécurité… Nous mesurons tous ces paramètres puis nous faisons un classement des pays
africains. C’est un outil très utile pour les dirigeants qui peuvent voir quelles mesures fonctionnent ou ne fonctionnent pas, mais aussi pour la société civile qui pourra ainsi comprendre et
mesurer la performance du gouvernement.
Et quels sont les principaux résultats cette année ?
Mo Ibrahim : De manière générale, on peut dire que l’Afrique avance, notamment en ce qui concerne l’économie. Les économies africaines se portent bien. Mais cette année, la
gouvernance et la démocratie stagnent un peu. Il y a bien eu quelques avancées mais globalement, en comparant aux résultats positifs de ces dernières années, l’Afrique fait du surplace dans ces
deux domaines. Nous devons porter plus d’attention aux questions de sécurité, de droits de l’homme et de respect des lois.
Pourquoi pensez-vous que votre Indice est légitime ?
Mo Ibrahim : Il est légitime parce qu’il est basé sur des chiffres. Ces chiffres, nous ne les inventons pas, nous ne les devinons pas. Nous avons des données extrêmement précises et
détaillées. Nous travaillons en coopération avec la Banque Mondiale, les Nations Unies, l’Organisation Mondiale de la Santé, l’UNESCO, l’Union Internationales des Télécommunications… Nous avons
le soutien d’une trentaine d’institutions internationales qui nous fournissent des données. Les pays concernés nous donnent aussi des informations. Donc vous le voyez bien, notre indice est très
exhaustif. Chaque chiffre est référencé et nous connaissons toujours la source de nos informations. Cet indice est très crédible.
Créer un Indice africain fait par des Africains, c’était important ?
Mo Ibrahim : Absolument. Nous avons trop longtemps fait de la sous-traitance en ce qui concerne les questions africaines. La gestion, la gouvernance, les politiques à suivre… tout a
été confié aux Occidentaux. Ce sont eux qui nous disaient quand il fallait s’assoir, se lever, tourner à droite, tourner à gauche. Il est grand temps que les Africains reprennent leur destin en
main. C’est à nous, Africains, de comprendre ce qui se passe sur notre continent, c’est à nous de l’évaluer, de le critiquer et de le louer quand il faut le faire.
Quelles sont les réactions en Afrique et dans le reste du monde, une fois que l’indice est publié ?
Mo Ibrahim : En général, je crois qu’il est plutôt bien accueilli car les gouvernements, les institutions et les investisseurs du monde entier l’utilisent. Bien évidemment nous
recevons quelques appels de personnes qui ne sont pas contentes parce que tous les pays veulent être classés parmi les premiers. Nous sommes prêts à discuter avec ceux qui ne sont pas contents,
mais les chiffres sont les chiffres…
Vous décernez le prix le plus important du monde, financièrement parlant, à savoir 5 millions de dollars attribués, à un chef d’Etat africain exceptionnel. Pendant dix ans,
ce chef d’état reçoit 500 000 dollars, puis 200 000 dollars à vie. C’est beaucoup d’argent pour un ancien chef d’Etat…
Mo Ibrahim : Franchement si vous comparez le salaire d’un chef d’Etat africain à celui d’un PDG de n’importe qu’elle entreprise de taille moyenne, vous verrez que ce n’est pas une
somme énorme. Le rôle joué par les dirigeants dans le développement de leur pays est très important. Et s’il y en a un qui parvient à sortir des millions de personnes de la pauvreté ou à mettre
fin à une guerre civile, c’est quelque chose de merveilleux, qui mérite d’être reconnu et valorisé. Nous, nous essayons de mettre en valeur ces personnes qui ont su diriger leur pays avec tant de
réussite. Ce n’est pas grand-chose. N’oubliez pas que le Prix Nobel de la Littérature, c’est 1,5 millions de dollars pour le lauréat. Même si j’ai beaucoup d’estime pour ce prix, je ne vois pas
pourquoi écrire un roman ou un poème serait plus important que de sauver la vie de millions de personnes.
Et vous pensez que les présidents africains veulent remporter le prix Mo Ibrahim pour son prestige ou pour l’argent ?
Mo Ibrahim : Les deux, je pense. Le prestige est très important, et il le sera encore plus avec le temps, quand le Prix gagnera encore plus de crédibilité. Cinq ans après son
lancement, le Prix Nobel n’était pas aussi prestigieux qu’aujourd’hui, il a fallu du temps. Quant à l’argent, il permet plus de liberté au président qui quitte son poste. A la fin de son mandat,
un président africain n’a plus de profession, contrairement aux dirigeants occidentaux. Ces dirigeants occidentaux, une fois qu’ils quittent leur fonction, intègrent les Conseils d’Administration
de grandes banques, de grandes sociétés, où ils gagnent des millions de dollars par an. Ils écrivent aussi des livres, des « mémoires » qui deviennent des best sellers. Ils gagnent des
centaines de milliers d’euros en faisant un seul discours. Qu’est-ce que les anciens dirigeants africains peuvent faire ? Ils n’ont pas toutes ces opportunités. C’est pour cette raison que
nous voulons proposer à nos héros africains un rôle plus digne, pour qu’ils continuent à travailler dans la société civile sans avoir à se soucier de la façon dont ils vont gagner leur vie. C’est
une bonne chose. Regardez ce que font nos lauréats en Afrique, nous en avons trois pour le moment : le Président Mandela, le Président Chissano, et le Président Mogae. Je crois qu’il n’est
pas nécessaire que je revienne sur tout le travail qu’ils font…
Pour la deuxième année consécutive, le Prix Mo Ibrahim n’a pas été décerné. Pourquoi ?
Mo Ibrahim : Avant d’aller plus loin, je tiens à préciser que je ne suis pas membre du comité qui choisit les lauréats. Ce comité est très prestigieux et travaille de manière
confidentielle, et indépendante, sans les dirigeants de la Fondation. D’ailleurs, c’est sans doute l’un des comités les plus prestigieux du monde. Il est composé de trois gagnants du Prix Nobel
de la Paix, de deux ou trois anciens chefs d’Etat…Bref, des personnes exceptionnelles et nous sommes obligés de respecter leur décision. Si le prix doit récompenser un dirigeant d’exception,
peut-on espérer pour autant trouver un leader exceptionnel tous les ans ? Quand nous avons annoncé qu’il n’y aurait pas de lauréat cette année, un journaliste de la BBC à Londres m’a posé
cette question. Je lui ai dit que j’étais prêt à récompenser un dirigeant européen qui aurait quitté sa fonction trois ans auparavant, qui aurait fait un travail exceptionnel et qui aurait
transformé son pays. Je lui ai demandé de me suggérer un nom.
Qu’est ce qu’il a répondu ?
Mo Ibrahim : Il n’a rien dit. Il a souri, sans rien dire. C’était il y a trois mois. Il ne m’a toujours pas répondu.
Beaucoup de gens considèrent que 50 ans après les indépendances africaines, très peu de choses ont changé, et que le continent reste toujours dépendant des aides au
développement. Quelle est votre opinion ?
Mo Ibrahim : Je suis tout à fait d’accord. C’est pour cette raison que nous avons créé la Fondation. Nous n’étions pas satisfaits du déroulement de ces cinq dernières décennies.
Nous ne pouvons pas continuer à dire que c’est la faute du système colonialiste. Nos problèmes actuels sont le résultat de nos propres erreurs. Nous sommes responsables des conflits qui frappent
le continent, c’est nous qui nous battons entre nous, c’est nous qui attisons la haine entre les ethnies pour obtenir des victoires politiques dérisoires…Parfois, ils nous arrivent même de voler
notre propre peuple. Tout ça, c’est de notre faute, ce n’est pas la faute des autres. Il est temps que nous cessions de pointer les autres du doigt et que nous assumions nos responsabilités. Nous
sommes responsables de nos réussites et de nos échecs. Il faut que nous prenions notre destin entre nos mains.
On parle de plus en plus de la nécessité de créer les Etats-Unis d’Afrique. C’est la bonne solution ?
Mo Ibrahim : C’est un rêve merveilleux et j’espère qu’il se réalisera de mon vivant. Comment serait-il possible que 53 petits pays survivent aujourd’hui ? … (pause) Vous savez
… (pause), les pays africains font très peu d’échanges commerciaux entre eux. Nous ne faisons que 10% de commerce entre nous, rien que 10%... Il y a tellement de barrières entre nos peuples que
nous ne pouvons pas créer des économies d’échelle. Nous parlons de 53 voix différentes. Regardez l’Allemagne, l’économie allemande pèse deux fois et demie celle de tout le continent africain.
Pourtant, les allemands restent convaincus qu’ils doivent faire partie de l’Union Européenne pour être en mesure de concurrencer les Etats-Unis, le Japon, la Chine, l’Inde… Comment 53 petits pays
africains peuvent espérer réussir individuellement ? Ce n’est pas possible. L’intégration est essentielle, au moins l’intégration économique. Il faut faire tomber les barrières et autoriser
la libre circulation des biens, des devises et des personnes. De cette façon, nous pourrons créer des économies d’échelle et stimuler le développement.
Parlons de la jeunesse africaine. Le Président Obama a invité à Washington une centaine de jeunes leaders africains pour parler de la bonne gouvernance. Ce n’était pas une
question qu’il aurait du aborder directement avec les chefs d’état africains ?
Mo Ibrahim : Je suis ravi… Vraiment ravi qu’il ait pris cette initiative car il a su mettre le doigt là où il faut : la question de la gouvernance. Nous n’en serions pas là où
nous sommes aujourd’hui si nous étions bien gouvernés. C’est exactement ce que nous devons dire à nos jeunes. Quand je voyage en Afrique, c’est dans les universités que je vais en premier, pour
rencontrer les jeunes et discuter avec eux. A chaque fois je leur dis : « Nous avons échoué, nous l’ancienne génération qui est arrivée après les indépendances, nous n’avons pas été à
la hauteur. » Aujourd’hui, c’est à eux de faire en sorte que la bonne gouvernance soit de mise en Afrique. C’est eux qui peuvent faire cela.
Mo Ibrahim vous êtes originaire du Soudan, et comme vous le savez, à chaque fois que l’on parle de votre pays, on évoque d’abord le Darfour, la guerre civile, l’extrême
pauvreté, les divisions ethniques…Qu’est-ce que ça vous fait ?
Mo Ibrahim : C’est horrible, vraiment horrible. Le Soudan est un pays merveilleux et riche, extrêmement riche. Mais c’est un pays qui a été trahi par son élite politique, une élite
qui ne semble pas voir plus loin que le bout de son nez en réalité. Ils sont en train de détruire le pays. Le Sud va certainement choisir une autre direction… et ça, c’est la recette … (soupirs)
pour faire des conflits. Si c’est ça l’héritage du Président Bachir, c’est un héritage très triste.
Vous engager politiquement au Soudan, vous y avez déjà pensé ?
Mo Ibrahim : Nous ne pouvons pas être impliqués politiquement à cause de nos projets. Nous travaillons à travers toute l’Afrique et quand nous parlons de bonne gouvernance, nous le
faisons en tant que représentants de la société civile. Il faut vraiment renforcer le rôle de la société civile. Si je commençais à avoir des ambitions politiques, à vouloir me présenter à des
élections, je détruirais tout ce que j’ai accompli jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai aucune ambition politique, aucune, et ça doit rester comme ça. La seule chose qui me motive, c’est la réussite de
notre continent. Cela ne m’intéresse pas de signer des contrats commerciaux, d’occuper un poste au sein d’un gouvernement… Je suis très heureux de faire partie de la société civile. C’est ma
place et elle me convient très bien.